De Gaudiacu à Joué
Jusqu’au 30 mai 1847 la commune porte simplement le nom de JOUE
Celui-ci est attesté dès le 11e siècle et nous en trouverons mention sous d'autres formes aux 12e et 13e siècles.
— 1084/1096 : Dans un acte de donation et concession aux moniales de l'abbaye St-Georges de Rennes fait par le Duc de Bretagne Alain IV l'on trouve :
“Concedo etiam monachabus hujus loci consulatum meum de Johi quantum mihi pertinet…” que Hubert Guillotel (1) a traduit par : Je concède aux moniales, ma seigneurie de Joué. Il est à noter que le texte insiste lourdement sur la notion de propriété du lieu consulatum meum de Johi (mon consulat de Joué) mihi pertinet (qui est à moi – qui m’appartient – dans la mesure où il m’appartient).
— 1171 : Dans le Pouillé de l'abbaye de St-Flaurent-prés-Saumur figure la liste des prieurés et chapelles dépendantes avec le nombre de servants et les dus. Nous lisons :
In capella sancti Donatiani de Joé, habemus unum monachum et debet de censa ad mensam de…(En la chapelle St-Donatien de Joué : un moine qui doit un cens de…)
— 1186 : Dans une bulle-pancarte et privilège du pape Urbain III (Livre rouge, p. 15) est noté :
Cappella sancti Donatiani de Joseioet capella Marie de Landa.
(Chapelle St-Donatien de Joué et chapelle Marie des Landes)
— 1225 (24 mai) : Dans l’acte de fondation de St-Aubin du Cormier le dernier signataire est Herveus de Joe
— 1226 voit une donation à l'abbaye de Melleray par Briend de Joé de son “herbergement” de la Chauvelière.
— 1241 fait état d’une transaction entre Melaine de Joé et sa sœur Amicie de Joé
Cependant son origine est bien plus lointaine et remonte aux siècles du milieu de l'empire romain comme 59 autres villages, bourgs, ou cités du nord au sud de la Gaule romaine (y compris dans la Belgique actuellement néerlandophone) ayant eu la même racine.
L’implantation de tribus d’Outre-Rhin, les Lètes,(leatus) sur des domaines du fisc romain a donné, au lieu choisi, un nom issu de l’échange de la signification latine de leur nomen ‟Lætus‟ (joyeux, contant, satisfait) par le nom latin‟gaudius‟(la joie, la satisfaction).
Nous allons d’abord citer Benoît de Cornulier-Lucinière, (2) (linguiste français, professeur émérite de l'Université de Nantes, spécialisé en métrique et en pragmatique) qui, dans un article de l'Éclaireur de 2010, tord le cou une bonne fois pour toutes à l'origine régulièrement ressassée du JOUÉ issu de JOVE (Jupiter)
"Nous autres, gens de Joué, bourg du pays de la Mée au nord de Nantes, nous sommes tous un peu jupitériens ; car les gens de Joué sont dits ‟jovéens”, en conformité à l’étymologie reconnue selon laquelle ‟Joué” vient de ‟Jov[-em]”, forme du nom en latin du père des Dieux, Jupiter. Tous les écrits d’histoire régionale rappellent cette étymologie. En témoignerait au besoin la graphie ‟Jové” sur certains documents anciens...Dans leur Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France, Dauzat et Rostaing (1978) proposent non pas ‟Jov[-em]”, nom de dieu, mais ‟Gaud[-ius]”, nom d’un vulgaire humain, plus la terminaison ‟iac[-um]”; la forme ‟Joseio”, incompatible avec l’étymologie divine et compatible avec cette étymologie plus modeste, est attestée en 1186…
Dans d’anciennes graphies du genre ‟JOVE”(Jové), le ‟V” n’a pas d’autre valeur qu’un ‟U”parce qu’alors ces deux lettres n’étaient pas différenciées (de même «Louis» pouvait s’écrire ‟LOVIS”, qui ne s’est jamais prononcé ‟Loviˮ !).
ˮJovéen”fait partie de ces gentilés (noms d’habitants tirés de noms de lieux), fabriqués à la chaîne depuis la fin du XIXe siècle par des édiles administratifs et autres érudits locaux ayant pour souci, sinon de carrément diviniser les origines, du moins de les rhabiller si possible à la mode grecque ou latine ”…
Pour Stéphane Gendron, linguiste et professeur de lettres en classes Prépa, ‟Le mot Joué remonte probablement à l'époque gallo-romaine et aurait rapport avec un certain Gaudius, un propriétaire. C'est un surnom qui signifie le joyeux. Joué aurait ainsi la même origine que joie, jouissance…”
Il y a encore peu de temps, voilà ce que les chercheurs sérieux pouvaient dirent de l’origine du nom JOUÉ. Mais la recherche historique progresse et s’approfondit de plus en plus et les résultats s’avèrent parfois autres que ceux professés jusqu’à ce jour. En effet les études récentes prouvent que le fameux monsieur Gaud[-ius] n’a jamais existé à l’époque romaine.
Cinquante neufs (59) noms de lieux actuels (dont 8 Joué et 10 Jouy) ont pour origine GAUDIACU et sont d’époque romaine. S'ils avaient été à l’origine fondés sur le nom d'une personne (anthroponyme) nommée *Gaudius, ce nom aurait dû être fréquent. Or ce nom n’est connu ni dans le monde romain ni dans la Gaule antique.
Aucune base anthroponymique en *GAUD- ne peut être trouvée sur le sol de la Gaule avant la fin du 8e siècle. Le nom Gaudius apparaît en 791 dans le Cartulaire de l’abbaye de Cormery [Indre-et-Loire, environs de Tours]) et Gaudia avant 829 dans le Polyptique d’Irminon [Paris, abbaye de Saint-Germain-des-Prés ]
Albert Carnoy (Étymologiste, toponymiste et anthroponymiste) (3) nous dit : ‟ L’abondance de ces noms prouve bien qu’il s’agit d’un dérivé de nom commun: gaudium (joie). Nous croyons, donc, que *gaudiacum se disait des (maisons de plaisance), des (villas riantes) ‟ .
Cependant, vivre dans un lieu agréable, riant, serein n'était pas l'apanage exclusif de notre actuelle commune de Joué, puisqu’il y a cinquante neufs noms existant actuellement qui sont les continuateurs de – GAUDIACU. Comment donc un nom commun est-il devenu le nom d’un lieu de vie en autant d'endroits ?
C’est Marie-Guy BOUTIER(4), professeur à l’université de Liège, de Dusseldorf et de Trèves, spécialiste entre autres de linguistique française (spécialement étymologie et lexicologie historique) et de philologie, qui, dans une contribution au Bulletin de la Société de Linguistique de Paris (2010) va nous offrir un article : “Sur un cas de clonage des dérivés toponymiques latins en – ACU à base anthroponymique : *GAUDIACU.”
Ses démonstrations s'appuient sur les linguistes et toponymistes internationaux les plus réputés de notre époque. À travers quelques extraits, laissons-lui la parole :
Résumé de sa contribution
Cette contribution est consacrée à l’explication du type toponymique *GAUDIACU, auquel se rattachent plus d'une cinquantaine de noms de lieux répartis du nord au sud de la Gaule romaine (y compris dans la Belgique actuellement néerlandophone), ainsi qu’au mode de formation particulier qui est à l’origine de ce type.
Elle montre d’abord pourquoi ce dérivé en -ACU ne peut avoir pour base un nom de personne, selon la règle de formation des noms d’établissements humains (villae) créés en Gaule durant l’Antiquité∞∞; elle établit conséquemment l’origine délexicale de *GAUDIACU et le caractère marginal de cette formation, que l’on assigne chronologiquement au Haut-Empire.
Elle s’interroge ensuite sur la valeur de désignation de *GAUDIACU, en situant le type dans le système latin de dénomination des localités, puis sur sa valeur sémantique, en insérant le mot construit à l’origine de ce type dans une structure lexicale.
Elle se penche enfin sur la valeur de la dérivation en -ACU dans *GAUDIACU en considérant cette formation comme relevant d’une structure morphologique greffée sur la règle de formation des noms de villae en -ACU…"
Extraits de la contribution
*GAUDIACU se donne à première vue comme l’un des nombreux noms latins d’établissements humains, d’un type spécifique à la Gaule. Formés par dérivation au moyen du suffixe -ACU sur des anthroponymes (nom de personne) latins (parfois d’origine non latine); ces noms, dont le modèle de formation remonte à l’Empire romain, désignaient des propriétés rurales appropriées de façon privée, enregistrées au cadastre sous un nom officiel qui était ordinairement celui du premier possesseur , (v. Muret 1930, p. 83)(5); v. Chambon 2002, p. 152 (6)
En vertu de la règle de formation de *GAUDIACU, il est recevable de poser une base anthroponymique *GAUDIUS, ou même *GAUDUS, à condition d’indiquer (par l’astérisque) qu’aucune source antique n’atteste ces bases.
Ce n’est pas la grammaire qui fait ici obstacle à la reconstruction, mais l’histoire.
Il est impossible de trouver pour *GAUDIACU une époque historique où auraient coexisté la règle de formation de ce type toponymique et l’élément anthroponymique (le nom de la personne) qui en serait la base.
Formellement, *GAUDIACU s’intègre certes dans la riche famille des dérivés latins en -ACU à base anthroponymique ayant servi à désigner, dans la Gaule antique, des villae du nom de leur propriétaire. Mais l’histoire contredit ce rattachement, parce que le nom *Gaudius, qui devrait avoir été fréquent s’il était à l’origine d’une telle quantité de noms de lieux, n’est pas connu, même faiblement, dans la Gaule antique. Aucune base anthroponymique en *GAUD- ne peut être trouvée sur le sol de la Gaule avant la fin du 8e siècle.
Il est donc évidemment hors de question de poser le nom médiéval chrétien Gaudius à l’origine d’un dérivé pan-gallo-romain en -ACU remontant à l’Antiquité.
En bref, le problème de *GAUDIACU tient à son caractère exceptionnel dans sa série, dont il est l’exemplaire le plus attesté et le plus largement répandu.
Dans le cadre de la typologique-historique, élaboré pour la toponymie latine de la Gaule, ‟ ‟ Sur le système latin de dénomination des localités (toponymie de la Gaule) ” (Chambon 2002) (6), il n’est pas douteux que, comme tous les dérivés en -ACU, *GAUDIACU a désigné des établissements agricoles, sans fonction collective et sans caractère urbain; pas douteux non plus que, non formé sur un nom de personne, il ne pouvait désigner un bien privé.
Il nous permet d'assimiler *GAUDIACU à la classe des ‟ déethniques barbares ! ”, noms auxquels correspondent, quant au type d’établissement, certaines terres restées propriétés de l’État, mais mises en valeur pour et par celui-ci par des Lètes. On sait en effet que les Lètes, (peuples d'outre-Rhin intégrés par l’Empire) , étaient installés sur des terres du fisc qui étaient enlevées du cadastre, diminuant d’autant l’impôt de la Cité. (Kerneis 1998, p. 110-112,(7) cité par Chambon 2002, p. 123)(6).
Une étude déductive nous conduit à considérer *GAUDIACU comme une désignation générique des terres létiques.
Comment passons-nous des Lètes à la joie de Gaudium ou de celle-ci aux joyeux Lètes ?
C’est toute la complexité sémantique de mots différents qui illustrent ou désignent la même chose et qui finissent par se substituer l'un à l’autre. Voyons comment M-G Boutier nous le démontre :
Il y a en latin classique deux homonymes pour : laetus.
- Le premier est laetus 1 (adjectif) signifiant : idée d’épanouissement, à l’aspect riant, joyeux, content, satisfait, (terme de la langue commune).
- Le second est laetus 2 (nom masculin) : mot emprunté au germanique lète (d’origine germanique) auquel l’Empire romain confie des terres à mettre en valeur à son profit. Étranger qui recevait (comme une sorte de serf), une portion du territoire de l’état d’où laeticea terrae : terre serve.
Ainsi laetus2 : l’individu étrangera été assimilé à laetus1 ‟ joyeux, content ”.
Dans le lexique latin antique laetus etgaudium sont étroitement associés, les deux mots occupant en tant que termes généraux les positions respectives de nom “gaudium”: (la joie) et d’adjectif “laetus”: (joyeux). Ainsi les laetus ‟ joyeux “ont généré *gaudius par référence à gaudium ‟ la joie ”.
*gaudius ‟ lète ” constitue la base de *GAUDIACU (terre de lète), nom commun, (formé en marge des dérivés toponymiques en –ACU à base anthroponymique). Ce mot est actualisé seulement dans le type toponymique *GAUDIACU, largement représenté dans toute la Gaule (59 fois).
Il est important de noter que, lors de l’emprunt, l’adjectif autochtone laetus a été assimilé au nom commun gaudium, par un processus relevant de ce qu’il est convenu d’appeler l'étymologie populaire, mais ressortissant certainement ici d’une initiative consciente de la classe dirigeante, qui désignait ainsi comme ‟ riants, joyeux, plein de contentement ‟ les individus qu’elle favorisait.
Ainsi JOUÉ, à l'origine fut un territoire octroyé, entre 50 et 250 après J. C., à des tribus d’outre-Rhin par l’Empire romain. Après les difficultés de celui-ci, dès le milieu du 4e siècle, il est vraisemblable que les tribus originaires d’outre-Rhin ne sont pas reparties dans leurs régions mais ont fait souche, se mélangeant avec les autochtones. L’axe gallo-romain St-Mars/Béré et son gué de passage sur l’Erdre ainsi que l’axe stratégique Candé Blain ont matérialisé un lieu militaire intéressant pour les autorités des siècles suivants. L’on peut envisager que le domaine bien structuré a pu perdurer, dans sa forme de territoire autonome rattaché à une autorité administrative forte, jusqu’à la période carolingienne (Des « lètes » sont encore cités comme occupants des terres de l'abbaye de Saint-Denis pendant cette époque) et au-delà, dans la mesure ou le duc de Bretagne Alain IV descendant des comtes de Rennes, (héritiers de l’ordre carolingien), revendique ce lieu "JOHI" comme étant encore bien à lui en 1084/1096.
Évolution phonétique de JOUÉ
JOÉ représente dans la version en langue romane le GAUDIACUM latin.
Schématiquement, l’évolution du mot a été la suivante:
GAUDIACUM est devenu JOUdiacum (palatalisation du -G en -J en ‘mouillant’ le -G et, en même temps, évolution de la diphtongue -AU vers -OU.
Puis dans le suffixe -ACUM, qui désigne un lieu, le M final s'occulte et nous obtenons JOUDIACU l’accentuation ouverte du « O » de « OU » nous donnera JODIACU.
Mais ce n'est pas fini, l’yod -DI (une semi-consonne) se transforme et s'amenuise en simple -I puis le -ACU final perd le -U. Nous aurons alors JOIAC
Finalement le suffixe -AC se transformera en -Y ou en -É comme il est presque systématique en langue d'oïl.
Ainsi nous obtenons JOIÉ, JOY ou JOYÉ d'où les JOHI, JOSEIO et JOÉ des 11e/13e siècles. Puis à terme le JOUÉ d’aujourd’hui.
Nous sommes donc bien loin du JOVE jupitérien que l'on cite à profusion sans aucune base sérieuse sinon une vague assimilation phonétique se fondant sur la confusion scripturale entre le V et le U.
Ainsi les Jovéen·ne·s devraient s’appeler Joéen·ne·s.
sur-ERDRE
Le 3 septembre 1846 le Conseil municipal adopte le déterminant complémentaire ‟ sur-ERDRE ” qui sera officialisé 6 mois plus tard le 30 mai 1847.
L’hydronyme ERDRE proviendrait du mot préceltique *ERED qui évoque un écoulement. En celte on trouvera le AR caractérisant de noms de rivières : Isére = IS-ARA, Yère=AV-ARA
En 1072 nous trouverons dans le cartulaire de l’abbaye de Redon la première référence connue : ERDA
Références utilisées :
- Hubert GUILLOTEL - Actes des ducs de Bretagne (944-1148) Presse Universitaire de Rennes 2014
- Benoit de CORNULIER-LUCINIERE, 2010 www.normalesup.org/~bdecornulier/Onomastique.pdf
- CARNOY A., 1948∞∞: OriginesdesnomsdescommunesdeBelgiqueycomprislesnomsdesrivièresetprincipauxhameaux, (p. 246) Louvain, Éditions Universitas (2 vol.).
- Marie-Guy BOUTIER « Sur un cas de clonage des dérivés toponymiques latins en -ACU à base anthroponymique : *GAUDIACU. » Bul. de la Société Linguistique de Paris - Tome 105 fasc.1, p 197-221 https://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/62620/2/BSL%20Gaudiacu.pdfde
- MURET E., 1930: Les noms de lieux dans les langues romanes. Conférences faites au Collège de France, Paris, Leroux.
- CHAMBON J.-P., 2002: «∞∞Sur le système latin de dénomination des localités (toponymie de la Gaule)∞∞∞», Revuedelinguistiqueromane, 66, p. 119-130.
- KERNEIS S., 1998: Les Celtiques. Servitude et grandeur des auxiliaires bretons dans l’Empire romain, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université de Clermont-Ferrand.